L’espérance au cœur des ténèbres

//L’espérance au cœur des ténèbres

L’espérance au cœur des ténèbres

Depuis Alep où il est curé depuis 2014, le Père Ibrahim Alsabagh évoque la situation apocalyptique dans laquelle s’enfonce la Syrie dix ans après le début de la guerre, et le rôle irremplaçable de l’Église.

Quatre ans après la fin de la bataille d’Alep, les combats se poursuivent-ils en Syrie?

La guerre n’est pas terminée. Nous assistons à une course aux armements plus rapide que jamais. Notre terre est pleine de missiles et d’armes. À Idleb, au nord, où il y a toujours des tensions, les groupes militaires seraient de plus en plus organisés et armés. Les tensions se poursuivent aussi au sud, avec les missiles de nos voisins qui s’attaquent à la présence militaire iranienne. La guerre continue sur notre sol, avec une dimension internationale et devenant toujours plus féroce.

Où en est la reconstruction de la ville d’Alep?

Nous avons entamé la reconstruction des maisons endommagées et lancé des projets de micro-économie. Mais la situation est revenue à un état critique comme avant 2016. Nous assistons à une « guerre de la faim ».

Comment cela se fait-il?

Les sanctions affectent la partie la plus pauvre de la population. Un phénomène majeur d’inflation continue à avoir lieu, avec la chute de la lire syrienne, alors que les salaires des ouvriers restent identiques. Le prix des aliments évolue toutes les heures. Les gens ont froid, il n’y a pas de lumière, l’électricité fonctionnant une heure par jour. Il y a aussi très peu de carburant et il faut faire la queue sur des kilomètres pour en avoir dans les stations-service.

Quel est l’état d’esprit général de la population?

La plus grande menace pour les Aleppins est le désespoir. La perte d’espoir – que la crise finisse, que la vie redevienne digne – fait peur. Jamais je n’aurais cru me retrouver face à un malade refusant les traitements à l’hôpital et souhaitant retourner mourir chez lui, ou face à une femme préférant disparaître plutôt que vivre. Ces dix derniers jours, j’ai entendu beaucoup de phrases de désespoir que je n’avais encore jamais entendues.

Beaucoup de chrétiens sont partis durant les premières années de la guerre. Certains sont-ils revenus?

Quand je suis arrivé à Alep fin 2014, les deux tiers de la population, et le même pourcentage des chrétiens, avaient quitté le pays. En 2017, une cinquantaine de familles chrétiennes sont revenues, mais une autre cinquantaine a émigré. Des jeunes sont revenus du Liban l’an dernier, à cause de la crise qui sévit là-bas. Mais ceux qui rentrent ne trouvent que des difficultés, car la crise devient chaque jour plus forte.

La situation à Alep correspond-elle à celle du reste du pays?

Elle est plus dure. Lors de la guerre, les groupes armés ont occupé plus de 60 % de la ville qui a été en grande partie détruite. Des centaines d’entreprises de ce qui était avant une capitale économique ont été réduites à néant, tandis que les équipements ont été pillés. Malgré les efforts du gouvernement, Alep ne réussit pas à retourner à son passé brillant, et la ville reste paralysée.

Quelles sont les personnes dans la population qui souffrent le plus?

Dans ces jours de grand froid, la souffrance est notre pain quotidien. Le père de famille ne sait pas où trouver l’argent pour acheter du pain à ses enfants. Les femmes sont tombées dans la dépression et ont des problèmes de cœur. La crise touche aussi un grand nombre de jeunes dont l’enfance a déjà été volée par la guerre. Combien leur faut-il de courage, de force et de persévérance pour obtenir un métier, une profession ! Les enfants manquent du nécessaire pour leur développement physique et psychique ; ils grandissent dans des familles marquées par la tristesse, le désespoir, le manque de sécurité et l’incertitude de manger le lendemain. Les parents n’ont pas les moyens de leur acheter des fournitures scolaires, des habits et des chaussures pour les envoyer à l’école. La crise touche aussi des personnes âgées, les plus vulnérables dans notre société, malades, sans revenus et sans sécurité financière.

Dans cet environnement si sombre, comment se manifeste la présence de Dieu?

Nous expérimentons la Présence divine à chaque instant. Le Bon Pasteur, dans toute sa force, est présent dans les difficultés. Nous Le touchons avec nos mains et nous Le voyons avec nos yeux. Dans les difficultés objectives, Il dirige et donne les orientations. Nous n’exagérons pas si nous disons que nous cohabitons avec les miracles, nous en rencontrons à chaque instant. L’Église – la main tendre du Seigneur ressuscité – fait beaucoup de bien. Tout est dirigé par le Seigneur. Dans cette expérience de la Providence divine, il y a la Transfiguration du Seigneur qui ressemble à celle du Thabor, sur la croix et dans ses apparitions après sa résurrection. Nous nous sentons enveloppés par sa tendresse comme les disciples enveloppés par sa lumière incréée. C’est l’expérience de son essence, Essence de Dieu qui est amour et tendresse. Notre expérience est une révélation de la manière dont Dieu nous aime et dont Il prend soin de chacun de nous.

Que vous apprend cette expérience spirituelle?

La présence du Christ transforme la souffrance inutile en une souffrance rédemptrice. Il est pour nous le modèle dans sa souffrance rédemptrice. Avec la foi dans le cœur, et avec l’espérance qui vient de Lui, nous répondons avec l’amour à son Amour inconditionnel. Le chemin de notre souffrance devient ainsi un chemin de croix vécu avec toute son intensité. Celui-ci implique des « stations » diverses. En dix ans de guerre, nous avons vécu des dizaines de stations bien distinctes. Cette dernière station, dans laquelle nous vivons maintenant, est l’étape cruelle que nous pouvons intituler « étape de faim et étape dans la prison ».

Pourquoi la prison?

Parce que nous sommes emprisonnés et isolés du monde entier. Les sanctions déshumanisantes nous empêchent non seulement d’avoir le pain quotidien, mais aussi l’air pour respirer. Ces clôtures seront toujours plus hermétiques, avec les contraintes bancaires et la crise libanaise, les contraintes sanitaires liées au Covid-19 qui nous empêchent non seulement de sortir du pays, mais, pendant des périodes assez longues, de visiter nos familles dans la ville.

Les institutions de soins sont-elles suffisantes pour la population?

Pendant les années de guerre, les hôpitaux de la ville ont été intensément bombardés.

Beaucoup d’appareils et d’équipements sont hors service à cause des sanctions qui empêchent la maintenance et la possibilité d’avoir des pièces de rechange. Dans cette situation terrible est arrivé le Covid-19, sur des structures détruites, non équipées, dans un pays divisé et frappé par la pauvreté. Combien de souffrance avons-nous vue ? Combien de malades sont morts chez eux du virus ? Combien, parmi ceux qui lui ont survécu, ont un corps détruit, marqué par les séquelles de la pandémie ?

Comment cohabitent les populations chrétienne et musulmane?

Que ce soit avant la crise ou aujourd’hui, cette cohabitation est pacifique. La souffrance causée par la crise a conduit certains musulmans à faire exception. Par ailleurs, la crise en a fait se rapprocher un plus grand nombre, qui se sont éloignés de leur religion et se sont mis en chemin, cherchant la vérité, s’éloignant d’un dieu qui cause la guerre et la haine et venant à la porte de l’Église, en demandant avec curiosité ou soif spirituelle le Christ, Prince de la paix. Vivre avec « l’autre », différent, reste toutefois toujours un défi.

Quelles conséquences a la crise, interminable, sur l’âme du peuple syrien ?

Seul Dieu peut savoir la profondeur des blessures dans les âmes et dans les corps, causées par cette crise et reflétées sur le visage de chaque Syrien. Le remède que nous, pauvres créatures humaines, pouvons apporter est la seule chose que nous possédons. « Nous n’avons ni argent, ni or », mais nous avons le Christ. C’est le visage d’un Dieu dont l’essence est la charité. Il n’y a pas d’autre moyen que la tendresse qui se présente comme un service humble de lavement de pieds, pas seulement de chaque chrétien, de nos fidèles, mais de chaque homme considéré comme notre prochain parce qu’il est notre frère. Chaque chemin de croix a comme dernière station la Résurrection qui est la victoire de l’Amour sur la haine, de la Paix sur la guerre.

 

Propos recueillis par Jean-Marie Dumont

FAMILLECHRETIENNE.FR • N°2254 • SEMAINE DU 27 MARS AU 2 AVRIL 2021

 

2021-03-27T10:42:52+03:00 mars 27th, 2021|Media|0 commentaire

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